Petite histoire du bijou de sentiment au XIXe siècle
PAR VALÉRIE GOUPIL, DOCTEUR EN HISTOIRE DE L'ART, HISTORIENNE DU BIJOU, EXPERT-GEMMOLOGUE
Le « bijou de sentiment » est un bijou inspiré par l’amour, dans son sens large : amoureux, fraternel, filial, amical... Offert, échangé, gage matérialisant le lien indéfectible entre la personne qui le porte et son donateur. Porté sur soi, parfois à même la peau, il est un médiateur permettant de rester physiquement en contact avec celle ou celui que l’on désire conservé près de soi. Ce bijou très intime, parfois non « lisible » aux regards extérieurs, déploie une délicate ingéniosité et utilise un langage très personnel afin de restituer la présence de l’être absent. Les modes de représentations sont variés: portrait, symboles, emblèmes, allégories, inscriptions et fragments de corps sont employés pour faire vivre l’aimé avec soi.
Le portrait dans le bijou de sentiment
Déjà si fréquemment serti en miniature au XVIe siècle, le portrait, réalisé d’après « l’original » ou parfois de mémoire, fixe à jamais les traits. Ces derniers doivent être très fidèles, afin de suppléer l’absence et de créer « la plus vive sensation », le trouble physique, lorsqu’il est regardé. Pour les amoureux, il est un talisman. Il permet de communiquer à distance, à l’image de Saint-Preux, dans La Nouvelle Héloïse, devant le portrait en miniature de Julie : « Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accaparés de mes ardents baisers ? ».
Le regard du possesseur les anime, ainsi dans les Mémoires de deux jeunes mariées d’H. de Balzac, Felipe contemplant le « merveilleux ivoire », portrait de Louise, y voit ses « yeux bleus (qui) s’animent et la peinture devient aussitôt une réalité ».
Le portrait (suite)
Exécutés à l’aquarelle sur ivoire, ces portraits de dimensions variées, minuscules (1cm) à imposantes (5 cm et plus), sont visibles aux yeux de tous, protégés par un verre, montés comme motif principal de broches, de bagues ou de bracelets, dont certains en exposent plusieurs, insérés sur des plaques articulées. Les portraits peuvent aussi être dissimulés à l’intérieur d’une sorte de médaillon dont le couvercle peut s’ouvrir grâce à une petite charnière ou cachés par un système de rotation, comme sur cette bague au chaton pivotant (ill. 1) ou bien encore au revers d’une broche.
Du visage aimé, parfois n’est retenu qu’une partie éloquente : le regard, concentré sur un seul œil, peint en miniature. L’expression, souvent saisissante, est sertie particulièrement en Angleterre depuis la fin du XVIIIe siècle, en broches, bagues, pendants et fermoirs de bracelets.
Après l’invention de la photographie en 1839, les miniatures seront peu à peu remplacées par les portraits photographiques plus « réels », sans l’interprétation de l’artiste miniaturiste. Réduits, parfois peints, lorsqu’ils sont visibles, ils sont insérés au centre des bijoux (ill. 2). Cachés ils pouvaient être nombreux, jusqu’à une demi- douzaine, insérés dans un seul médaillon avec des procédés astucieux.
Allégories, emblèmes et symboles dans le bijou de sentiment
Afin que le lien avec l’être aimé et le sentiment soient renforcés, peuvent se joindre des allégories, des emblèmes et symboles, inspirés de manuels de la Renaissance, réappropriés au XVIIe siècle. L’allégorie la plus fréquente est celle de l’Amitié, si souvent associée au sentiment de l’Amour au XVIIIe siècle, c’est pourquoi leur iconographie est souvent identique jusqu'au début du XIXe siècle.
Souvent représentée par une figure féminine près d’un orme, entouré de vigne ou de lierre, symbole de constance et d’éternité. Sur les petits ivoires de cette époque, elle peut être accompagnée d’un chien, symbole de fidélité. A cela s’ajoute parfois une inscription renforçant ces signes : « don de l’amitié », «souvenir d’amitié». Ce gage d’affection, au XIXe siècle, peut être écrit sur l’anneau des bagues avec des diamants et des pierres de couleurs ou sur le chaton mis en valeur par les émaux colorés (ill. 3).
La lecture des messages n’est pas toujours évidente sur « les bijoux de sentiment», particulièrement lorsqu’il est nécessaire de connaître le nom des pierres pour juxtaposer leur initiale afin d’en comprendre le sens. Ainsi, sur les bracelets acrostiches réalisés par Nitot, il est possible de découvrir les prénoms de Napoléon et de Marie- Louise, les dates de leur première rencontre et de leur mariage.
Amour...
L’Amour est quant à lui représenté par Vénus, déesse romaine, souvent accompagnée de son fils Cupidon (Eros dans la mythologie grecque) (ill.4), enfant potelé et espiègle, messager de l’amour, armé d’un arc, d’un carquois et de flèches perçant les cœurs les plus endurcis. Son visage joufflu compose le chaton des bagues romaines et ses stratagèmes pour arriver à ses fins, démontrant la puissance de l’amour sont illustrés sur des miniatures au XVIIIe siècle. Survolant l’autel de l’amour et maintenant la torche enflammée d’Hyménée, il attise les feux de la passion. Ses attributs sont reproduits sur des miniatures et composent des bijoux de tête et des broches au XIXe siècle (ill.5).
Siège de l’amour, dont il est le symbole, maintenu par Cupidon, le cœur est le motif le plus populaire. Seul ou jumelé, enflammé, transpercé de flèches, incrusté des initiales des amants, couronné des attributs de Vénus : roses et myrte, il orne tous les types de bijoux.
Les tourterelles ou colombes, autres attributs de la déesse de l’amour, sont très présentes dans les bijoux au XVIIIe siècle se raréfient au début du siècle suivant. Nous les observons se becquetant, couvant les œufs du nid ou volant, tenant dans leur bec une couronne ou les extrémités d’un ruban formant un nœud, alors qu’elles s’éloignent l’une de l’autre.
Symbole du lien indestructible entre deux êtres, le nœud gordien ne peut se délier. En 1824, il est un motif fréquent, porté en bague et épingle, fait en or, en émail, en acier bronzé et en fer.
Les tourterelles vont laisser place au serpent, enroulé, se mordant la queue, symbole d’éternité. En collier, il peut maintenir entre ses crochets, un petit cœur ouvrant permettant de cacher une mèche de cheveux (ill.7).
Fleurs messagères...
Si la rose, fait référence à l’amour et son initiation dans Le Roman de la Rose, d’autres fleurs sont très appréciées pour leur langage codé. Ainsi, le myosotis, en anglais « forget me not », « ne m’oubliez pas », avec ses pétales de couleur turquoise et son cœur jaune est très prisé autour des portraits en miniature.
Une autre fleur, la pensée, pour « pensez à moi », ou accompagnée de l’inscription « à lui », est fréquente, émaillée sur les colliers « esclavage », sur les bagues et en relief sur les médaillons « reliquaires », ouvrants ou au revers d’un portrait (ill.1 et ill.6).
Inspiré par l’amour et l’amitié, la bague fede (de l’italien mani in fede) dite «bague foy» ou « bonne foi », emblème des deux mains entrelacées avec ou sans inscription. Nombreuses sont ces bagues, serties d’une intaille, ou jumelées, pouvant s’ouvrir, laissant apparaître deux noms, une date, un message. Certaines offrent un cœur ou un myosotis.
Les bijoux de cheveux
Mais ce qui permet de rester le plus proche de l’être absent, c’est de porter «une partie» de lui-même : ses cheveux. Au début du XIXe siècle, finement coupés, collés sur ivoire, ils représenteront encore de petits paysages avec allégories et symboles : autel et temple de l’amour, cœurs enflammés, oiseaux... Ils seront aussi réunis en forme de boucles ou enroulés délicatement dans des médaillons, des broches et dans les chatons de bagues, exposés au regard ou cachés au dos d’une miniature ou d’une photographie. Tressés, ils constituent des chaines, des ceintures, des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets (ill. 8). À partir de 1840 environ, le travail du cheveu est de plus en plus volumineux, particulièrement pour les bracelets auxquels s’ajoutent des symboles.
En 1852, en partance pour l’Allemagne, la comtesse de V*** apporte un bracelet réalisé par Lemonnier, bijoutier, dessinateur en cheveux. Le bijou « en cheveux sur lequel s’élèvent, de distance en distance, des myosotis » sont «admirablement imités» et remarque la baronne de Lagny : « N’est-ce pas une heureuse pensée de porter, près de ceux qui sont loin de la France, l’emblème du souvenir ? ». En 1853, est remarqué au Champ-de-Mars, un bracelet serpent « dont les anneaux en cheveux blonds sont pour ainsi dire dorés au soleil. (Le) serpent rampe gracieusement sur une feuille de roseau de nuance naturelle en émail vert. La tête est flamboyante d’émeraudes et de brillants. C’est un chef d’œuvre éblouissant. »
Le bijou de sentiment, évocation et témoignage
Composé des signes complexes souvent associés (portrait/symboles/allégorie /cheveux/inscriptions), le « bijou de sentiment » permet l’évocation de l’être aimé et de réduire ainsi la distance qui sépare son possesseur de son donateur. Il est le témoignage émouvant de ces liens présents ou disparus, la trace des sentiments et de l’existence de vies anonymes ou non.
Détails des légendes :
Ill. 1 : Bague pivotante, portrait et pensée peints sur nacre et cerclés de noir et d’or. Bijou français vers 1800.
Ill. 2 : Bracelet avec portrait photographique coloré et cheveux tressés. Seconde partie du XIXe siècle
. Fermoir en or 750 millièmes. Hauteur au niveau de le miniature : 3,2 cm, largeur totale du fermoir : 5 cm, largeur du bracelet en cheveux : 1,3 cm.
Ill. 3 : Bague Amitié, or 750 millièmes émaillé et ciselé. Travail français du XIXe.
Ill. 4 : Pendentif porte-souvenirs, argent et or 585 millièmes, miniature, perles fines et pierre rouge. Vers 1850. Dimensions : 46 x 30 mm
Ill. 5 : Broche flèche, or jaune et argent, cabochon d’œil de tigre, entourage de diamants taillés en rose. Seconde partie du XIXe. Longueur : 6,5 cm
Ill. 6 : Médaillon ouvrant pouvant recevoir une photographie ou une mèche de cheveux. Or 750 millièmes et émeraude.
XIXe. Dimensions : 9 x 3 cm
Ill. 7 : Collier serpent retenant un cœur ouvrant, or 585 millièmes et grenats. XIXe siècle.
Ill. 8 : Bracelet en cheveux, or rose 585 millièmes et entourage demi-perles. Début XIXe. Dimensions de l'élément central : 10 x 15 mm, longueur totale : 19,5 cm
Ill. 9 : Broche en cheveux, argent et or. Vers 1850. Dimensions : 5 x 4,5 cm
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